décembre 2009

Etre directeur de théâtre demande exigence et résistance

Rencontre avec Henri Taquet, directeur du Granit à Belfort. "On a des sarbacanes là où TF1 a des bazookas".
Photo Yves Petit

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Comment devient-on directeur de théâtre ?
Dans mon cas, ce n'est pas très rationnel puisque j'ai fait une licence de biochimie. Mais étudiant, j'étais très engagé, militant politique et syndical. C'était avant 68. Et j'étais préoccupé par la question de la démocratisation culturelle. Je vis d'ailleurs toujours comme un scandale permanent l'idée que toutes ces choses formidables qui nous aident à être debout, qui nous construisent, soient éloignées de la plupart des gens de notre pays. Et ce rapport scandaleux d'éloignement ne l'est pas pour des raisons financières mais pour des raisons d'éducation et de mal de vivre : il suffit de comparer le prix d'un écran plat à celui des entrées au théâtre ou à celui d'un livre de poche. Donc à un moment, je me suis posé la question. Et comme je ne connaissais rien au milieu de l'art, après biochimie j'ai bifurqué vers un DUT d'animation culturelle à Lille. Et j'ai eu l'opportunité de devenir directeur culturel à la Ville de Villeneuve d'Ascq. A partir de là j'ai appris sur le tas, en prenant les postes de secrétaire général de la scène nationale de Villeneuve d'Ascq puis directeur de la scène nationale de Calais.    

Quelles caractéristiques réclame ce type de poste ? 
Pour diriger un lieu artistique comme le Granit, il y a des choses à apprendre mais ensuite, il y a l'appétence. Un rapport personnel, intime, violent avec les œuvres d'art. C'est le côté essentiel que cela prend dans notre vie qui est important. Quand le métier s'est constitué, il n'y avait pas de formation initiale. Il s'est construit sur du militantisme. Maintenant, il y a des formations mais je pense qu'il faut avoir à l'esprit la nécessité de l'expression artistique comme moyen de se construire. J'estime qu'il faut avoir le goût de la liberté et être intransigeant sur la liberté artistique. Ce sont des postes où l'on est confronté aux élus de tous poils et de tous bords et la tentation de dirigisme existe. Il est important de garder une capacité de résistance aux pressions. Le pire étant l'autocensure, quand on en vient à aller au-devant de ce que peuvent vouloir ceux qui nous financent. Mais ce financement s'opère avec l'argent des citoyens. Notre liberté est le reflet du respect que l'on a pour eux. La première exigence est que nos budgets restent des budgets artistiques et surtout pas des budgets de fêtes et cérémonies. 

Comment décririez-vous votre rôle ? 
Tout ce qu'on fait a pour objectif de donner réalité à un projet artistique. Ce dernier passe par l'idée que l'on a de l'art, ce à quoi on croit avec toute notre subjectivité. Il y a un rapport à l'intime conviction qui est très important. Il y a également une tension entre ce que l'on veut défendre et comment le faire rencontrer un maximum de gens. Le rôle tient à deux aspects. D'abord savoir ce qu'on propose comme œuvres, ce qui implique de voir des spectacles, discuter, rencontrer, être curieux, en éveil. Ensuite comment on maintient le mouvement même de l'art. Pour moi la production est importante. Je pense qu'il ne faut pas seulement accueillir des œuvres mais aussi aider à en faire sortir. C'est pour ça qu'il y a 5 ou 6 créations par an au Granit. Pour définir ce que l'on veut montrer, il faut se rêver en spectateur idéal. Il faut se dire "est-ce que cela me plaît et pourquoi?" et être prêt à le défendre et non pas se dire "est-ce que cela va plaire?". Sinon on fait de la programmation top 50. Le rôle de directeur implique aussi de diriger une équipe, lui donner une cohérence, impulser une idée commune dans une dimension quasi philosophique. Et puis il faut se demander comment on se situe dans cette ville, dans ce territoire, comment on va faire pour que les gens s'intéressent plus à ce qu'on fait qu'avant. Ce n'est pas évident parce que l'on a des sarbacanes là où TF1 a des bazookas. Mais il y a des espaces de liberté où l'on peut s'engouffrer. Par exemple, on a mis en place des concerts "sandwich", le midi, gratuit. Tout à coup, le regard de la population a changé. On a désacralisé notre image par le fait que c'était à une heure incongrue, que c'était gratuit, qu'on pouvait manger pendant le spectacle ! Une fois que l'on a fait ça et créé un nouveau public, il faut se poser la question : "qu'est-ce qu'on fait maintenant pour le faire bouger ?". C'est une question du métier à avoir en tête constamment. Expérimenter pour élargir le public et ne pas lâcher dans la durée. Autre exemple, les options théâtre que l'on a mis en place dans les lycées à Belfort et Montbéliard. Cela a été dur et c'est loin d'être gagné. Mais il faut savoir tenir bon quand on sent que ça marche en termes d'élargissement du public. Parce qu'après,dans un lycée, cela peut changer le rapport d'écoute de l'ensemble de l'établissement sur tout ce que l'on fait. Il y a une modification du climat : "ah bon, le théâtre Granit, c'est pas un truc d'élitistes où l'on ne comprend rien ?" Peut-être que cela ne gagne pas un spectateur dans l'immédiat, mais cela modifie l'appréhension de la nécessité de notre existence. C'est aussi important que la fréquentation immédiate. Mais tout cela est compliqué : comment mettre en place un projet dans sa singularité en faisant abstraction de la demande du public et faire en sorte qu'il y ait en même temps du public ? Parce que tenir un lieu d'art élitiste huppé, je sais faire, c'est plus facile. Mais avoir à la fois une exigence artistique et de démocratisation c'est moins évident. C'est aussi ce qui est excitant. C'est ce qui vaut le coup qu'on ait de l'argent public. On essaye de rendre aux citoyens le meilleur service possible. On n'a pas le doit d'être élitiste puisque c'est l'impôt qui nous paie. Cela demande des compétences mutlifonctions mais c'est vrai pour n'importe quel dirigeant de n'importe quelle structure. 

Recueilli par Stéphane Paris
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