Alain Labrousse, 54 ans, vient de publier un ouvrage : «La drogue, l'argent et les armes», publié chez Fayard. Président-fondateur de l'observatoire géopolitique des drogues, il est également enseignant et chercheur en sociologie du développement. Grand spécialiste de l'Amérique andine, il lui a consacré plusieurs livres dont «Coca Coke», et «Le Sentier lumineux du Pérou, un nouvel intégrisme dans le tiers monde ».
Vous affirmez que la production de drogue connaît un boom fantastique. Pourriez-vous nous fournir des exemples ?
Dans pratiquement tous les pays développés, les saisies de drogues d'une part et les morts par overdose d'autre part sont en augmentation. En ce qui concerne les Etats-Unis par exemple, un rapport du GAO, sorte de cour des comptes, déclare, en octobre 1991, que, malgré l'intervention de l'armée dans la guerre à la drogue, «le flot de cocaïne entrant dans le pays n'a pas ralenti en 1990 et 1991». En Europe, si l'on prend un pays comme l'Italie, les saisies entre juillet 1990 et mai 1991 font apparaître par rapport à la même période de l'année antérieure: + 33 % en ce qui concerne l'héroïne ; + 92 % la cocaïne et + 14 % le cannabis. La situation est en gros la même dans toute la CEE (1).
Cette augmentation des prises est en concordance avec la situation dans les pays producteurs. La récolte d'opium a été en 1991 de 2000 tonnes en Birmanie, contre 800 tonnes en 1986. Elle est estimée à plus de 1.000 tonnes en Afghanistan. Au Pakistan, elle est passée de 150 tonnes en 1990 à plus de 400 tonnes en 1991 du fait du retour des émigrés qui travaillaient dans le Golfe. En Amérique latine, la production, le trafic de cocaïne et le blanchiement ont essaimé dans tous les continents en particulier au Brésil, au Vénézuéla, en Argentine. Phénomène également nouveau, les cultures de pavot se développent en Colombie et au Guatemala où elles étaient inconnues jusqu'ici. En Afrique, les cultures de cannabis s'étendent et l'on observe, pour la première fois, des tentatives de cultiver la coca et le pavot. Enfin les Pays de l'Est, lieux de transit sur la route des Balkans, sont les nouvelles cibles des trafiquants de cocaïne et d'héroïne (2).
Depuis plusieurs années, la communauté internationale fournit une aide aux agriculteurs des pays du tiers-monde qui acceptent de cultiver autre chose que des plantes toxiques. Quels en sont les résultats à l'heure actuelle ?
Les résultats des cultures de substitution ne sont dans l'ensemble guère encourageants. Dans le meilleur des cas, en Thailande ou au Pakistan, ce sont des réussites très partielles et localisées. En effet, la substitution de cultures illicites par d'autres productions agricoles est insuffisante au moment où les économies du tiers-monde se dégradent de façon dramatique, en Amérique latine et en Afrique en particulier. La production de drogue est d'une façon plus générale liée aux problèmes de la dette extérieure, du prix des matières premières, des ajustements structurels. On peut même dire avec le journaliste Eric Fottorino, dans un livre qui vient de paraître (3), qu'en Afrique les cultures de plants à drogues sont en train de constituer une alternative aux cultures licites.
A qui va et à qui sert l'argent de la culture et de la vente de produits toxiques dans les pays du tiers-monde ?
On estime que moins de 10 % des 150 milliards que rapporte annuellement le trafic international des drogues restent dans les pays producteurs. Quant aux agriculteurs, ils en perçoivent moins de 1 %. La plus grande partie de ces profits se recycle dans les pays développés. La Confeserti (Confédération du commerce italien) affirmait le 11 juillet
que l'argent de la mafia contribuait pour 12 % au produit national brut du pays et que celui de la drogue représentait 30 % des profits illicites (4). Chaque année, 6 milliards de dollars provenant du trafic de cocaïne sont déposés dans les banques de Floride.
Vous avez créé l'Observatoire géopolitique des drogues. Quels en sont les objectifs ?
L'initiative de créer l'Observatoire géopolitique des drogues (OGD) est venue de l'idée qu'il existait une grave lacune dans les dispositifs mis en place par les Eta ts et les organisations de lutte contre la drogue : les implications politiques de cette activité criminelle. L'OGD se propose d'étudier les contextes socio-économique, politique et militaire de la production et du trafic des drogues. Il se compose de groupes d'étude par région du monde (Asie, Afrique, Europe de l'Est, Afrique du Nord, Moyen-Orient) ou autour de thèmes (blanchiment de l'argent, vente des produits chimiques servant à transformer les drogues).
Il a actuellement des correspondants dans une quarantaine de pays. Une des priorités de l'OGD est l'étude de l'impact des conflits régionaux - Afghanistan, Liban, Birmanie - sur la production et le trafic. Il publie chaque mois une lettre confidentielle en trois langues (français, anglais, espagnol) La Dépêche internationale des drogues».
L'opinion publique des pays occidentaux peut-elle et a-t-elle un rôle à jouer dans la lutte contre la drogue ?
L'opinion publique peut jouer un rôle important à plusieurs niveaux: d'abord pour combattre la consommation de drogue et ses causes: chômage, solitude, marginalisation, ra-cisme,. etc. C'est ce que l'on appelle "la prévention communautaire ". Ensuite, en exigeant de ses élus et du gouvernement qu'ils ne sacrifient pas le combat entre la drogue à des intérêts économiques, politiques ou géostratégiques : par exemple, on ne dit pas que la Syrie a complètement pris en main la production et le trafic des drogues au Liban, en même temps que les destinées de ce pays, car on veut qu'elle s'associe aux négociations de paix sur le Moyen-Orient. De même, on s'abstient, au nom de la solidarité européenne, de demander des comptes au gouvernement italien sur les liens profonds du parti au pouvoir avec l'argent de la mafia. Ou enfin, en Af-ghanistan, de la complicité de la CIA avec des commandants moudjahidin, qui produisent de la drogue. On a même " ou-blié " de rappeler, lorsqu'on a célébré l'attribution du prix Nobel de la Paix à l'opposante birmane Aung San Suu Kyi, que son pays était le premier producteur mondial d'héroïne et que la junte militaire au pouvoir avait le contrôle du trafic.
Recueilli par Joseph Doillon
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