Dans la manière de construire l'Europe, on reproche souvent l'insuffisante association des peuples. Qu'en pensez-vous et que proposez-vous?
Jacques le Goff: L'insuffisante participation des peuples à la construction européenne est un de ses principaux défauts. Mais souvent dans l'histoire ce sont des minorités éclairées et des communautés d'intérêt matériel qui ont été à l'origine de mouvements progressistes auxquels les peuples ont ensuite adhéré. L'inverse est une idée romantique que l'histoire ne vérifie pas. Mais cette adhésion des peuples est nécessaire et doit être obtenue de deux façons, l'une et l'autre nécessaire. D'abord informer les peuples pour que la majorité puisse se prononcer en toute connaissance de cause. Un référendum exige une campagne non de propagande idéologique (dans un sens ou dans l'autre) mais d'explication objective et honnête qui, dans le cas de Maastricht, n'a été faite que tardivement et insuffisamment. La seconde voie nécessaire est celle d'une Europe faite pour les peuples c'est-à-dire pour toutes les catégories sociales et d'abord les plus défavorisées. Je suis persuadé que la constitution réaliste d'une Europe économique, monétaire et politique est la base nécessaire pour que puisse se réaliser cette Europe sociale. Mais, il nous faut à l'intérieur de l'Europe en construction, lutter pour cette Europe sociale comme nous le faisons à l'intérieur des cadres nationaux. L'union économique et politique de l'Europe ne nous apportera pas automatiquement les progrès sociaux qu'on peut et doit en attendre. Mais refuser ce préalable serait une erreur grave. Enfin il faut que les peuples trouvent non seulement le voie de la raison vers l'unité européenne, mais aussi celle du coeur.
Respecter les traditions nationales
Où les jeunes peuvent-ils apprendre l'histoire de l'Europe? Ne devrait-on pas prévoir un enseignement de l'histoire européenne?
II serait utile que les jeunes européens trouvent dans leurs manuels scolaires, et les plus âgés dans les dictionnaires, les encyclopédies et les ouvrages de vulgarisation une histoire de l'Europe en tant que telle et de la lointaine et lente formation de l'idée européenne, mais la construction européenne est encore trop jeune et trop inachevée pour que l'on puisse, selon moi, réaliser un manuel unique d'histoire européenne pour tous les Européens. Il faut respecter les traditions nationales et les laisser non pas disparaître, mais cohabiter avec un nationalisme européen.
Vous avez écrit: « L'Europe n'existe vraiment que si elle est toute l'Europe de l'Atlantique à l'Oural ». Pourquoi ?
Depuis les géographes grecs, quand on a parlé d'Europe, même si ses frontières à l'Est n'ont pas toujours été bien définies, cette Europe est allée jusqu'à la Mer Noire, jusqu'à l'Oural. Une grande division existe dans le centre-est de l'Europe, séparant l'ancienne partie latine et l'ancienne partie grecque de l'Empire romain, le christianisme romain occidental et le christia-nisme grec oriental. Il faut en tenir compte.
Mais ce qui réunit ces deux moitiés de l'Europe est plus important que ce qui les distingue. Le christianisme, l'humanisme, les lumières, le romantisme, le marxisme (sous sa forme philosophique) ont été des réalités de toute l'Europe. Si l'on veut une Europe garante de paix (la vieille frontière entre la Slovènie et la Croatie catholiques et la Serbie et la Bosnie orthodoxe et musulmane montre tragiquement sa malfaisance), forte économiquement, riche de son héritage culturel commun, elle doit, par étapes, se réaliser jusqu'à l'Oural.
Faire disparaître les extrémismes
Les extrémismes qui se développent en Europe ne sont-ils pas un obstacle à l'unification de l'Europe ?
Un des buts de la construction de l'Europe est de faire disparaître les extrémismes, aujourd'hui ces extrémismes - et c'est une de leurs forces - sont en fait européens (sinon internationaux). Sous couvert du nationalisme, ces partis extrémistes veulent imposer le racisme, la xénophobie, le fascisme. Les forces qui les combattent sont affaiblies par le cadre national dans lequel le plus souvent elles luttent. Si ces extrémismes combattent l'idée européenne ce n'est pas seulement parce que cette idée suppose une générosité et une fraternité dont ils ont horreur mais aussi parce qu'ils savent que dans une Europe unie, ils trouveraient une résistance beaucoup plus forte qui les ferait reculer.
Un traité ne fait pas l'histoire
Pensez-vous qu'un traité comme celui de Maastricht peut réduire le sentiment national ?
Un traité,si important soit-il, ne fait pas l'histoire. Et il ouvre diverses voies. C'est à nous qu'il incombe d'orienter l'Europe dans la meilleure des voies qu'elle peut engager. Pour moi c'est celle d'un double sentiment national, celui qui nous lie à nos nations actuelles plus ou moins vieillies mais qui répondent toujours à nos besoins les plus profonds, et celui qui doit naître et cohabiter en nous (une coexistence d'amours de même valeur peut parfaitement vivre en nous, à l'égard de chacun de nos enfants, envers nos parents et notre conjoint, etc...) d'un attachement également passionné - et sans contradiction - à la patrie européenne. Puis-je ajouter que ce sentiment national européen ne doit être un nationalisme fermé sur lui-même et exclusif mais rester ouvert sur le reste de l'humanité, qui est et doit être le troisième cercle affectif de notre sentiment d'appartenance et de solidarité. Ainsi le sentiment national européen acquérra une vertu supplémentaire: être un intermédiaire, un trait d'union entre l'amour pour la patrie nationale historique et la patrie humaine. Utopie ?Je ne le crois pas. mais une aventure au meilleur sens du mot, celui qui change un futur en avenir. Il y faut beaucoup de courage, de travail, de passion. On dit que nous vivons la fin des idéologies. L'Europe n'est pas une idéologie mais un idéal et d'idéal nous avons plus que jamais besoin.
Propos recueillis par Joseph Doillon
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