Jusqu’à présent, acheter un bien était fonction d’un besoin, d’une envie et surtout d’un budget. Le numérique peut-il inverser la donne, à savoir adapter l’objet au budget, fixer son prix en fonction de la personne qui l’achète ? Une idée examinée par Emmanuel Combe dans une étude de la Fondation pour l’innovation politique publiée en octobre 2019 (1).
Le morcellement des prix a déjà commencé, avant même l’ère numérique. La pratique de tarifs spéciaux selon les catégories (jeunes, seniors, demandeurs d’emploi…) existe depuis longtemps. Celle des prix évoluant en fonction de la période d’achat (tarification dynamique) n’est pas nouvelle non plus. Mais d’après Emmanuel Combe, la logique pourrait être poussée encore plus loin. Internet a déjà commencé à changer la donne, par le mode comparatif, donnant accès à l’internaute à différents prix pour un même produit :
« Analysant l’historique de produits à succès vendus par 30 000 commerçants sur la marketplace d’Amazon, des chercheurs ont montré que certains d’entre eux recourent à des logiciels de prix algorithmiques. Plus encore – et même si ce phénomène reste encore peu documenté – deux personnes allant sur le même site de vente en ligne mais présentant des profils différents ne se verront pas toujours proposer le même prix pour un même produit. »
Discrimination par les prix
Emmanuel Combe expose la notion de discrimination par les prix, aboutissement du processus : « les prix étant fixés par des algorithmes toujours plus complexes, ils incluent de nombreuses variables, de nature très différente, sans qu’il soit possible pour l’observateur extérieur de les identifier clairement, de manière exhaustive, et d’en connaître le sens exact. Par exemple, un algorithme peut faire varier le prix d’un produit en fonction des prix pratiqués par les concurrents, des prix appliqués dans le passé sur le site, de l’évolution des coûts et des stocks de l’entreprise, d’informations contextuelles (les conditions météorologiques, par exemple, pour un site de vente d’habillement) ou même des caractéristiques et du comportement de l’individu qui navigue sur le site. » L’objectif final reste de vendre plus et d’augmenter les profits. L’idée elle-même n’est pas nouvelle : la négociation à la baisse (exemple de l’immobilier), le marchandage existent depuis longtemps.
Formellement, le numérique reprend ces divers aspects, mais il permet de les généraliser, de les faciliter, de les complexifier. Il donne par exemple possibilité d’opérer en temps réel les changements de prix en fonction de l’offre et de la demande. Une idée pas nouvelle mais optimisée. Longtemps cantonnée à quelques secteurs comme le transport, la tarification dynamique peut être étendue à bien d’autres domaines grâce au numérique. On peut imaginer « fixer des prix différents selon les caractéristiques individuelles de ses clients ou leur comportement ; dans un cas extrême, elle peut aller jusqu’à proposer un prix personnalisé pour chaque client (« discrimination parfaite » ou « du premier degré »). Dans l'idée de vendre plus, « approcher au près la disposition maximale de l’acheteur à payer » est une sorte de Graal sous-jacent. Ce qui auparavant passait par une évaluation approximative est affiné « par la collecte et le croisement continus de données de plus en plus volumineuses et variées concernant les individus ».
Inciter à consommer
« Toutefois, écrit encore Emmanuel Combe, avec le développement du numérique, la discrimination par les prix pourrait demain franchir un pas décisif en incitant les entreprises à pratiquer des prix personnalisés : grâce au big data, chaque client se verrait proposer un prix particulier, en fonction de sa disposition individuelle à payer. L’ère du prix uniforme, sur lequel s’est fondée toute la grande distribution depuis plus d’un siècle, pourrait progressivement céder la place à un univers de prix « à la tête du client ».
A priori, le bénéfice n’est pas uniquement pour le vendeur. Il l’est aussi pour l’acheteur puisqu’il s’adapte à son pouvoir d’achat.
Cette pratique va évidemment dans le sens d’une incitation à consommer mais l’auteur y voit un autre risque : « Si les prix personnalisés venaient à se développer, ils remettraient en cause un principe essentiel sur lequel est fondé l’ensemble de la distribution de détail depuis plus d’un siècle : l’existence d’un référentiel de prix sur la base duquel les clients font leurs choix. En poussant à l’extrême la logique des prix personnalisés, on pourrait aboutir à la disparition même de la notion de prix de référence : pour un même produit (bien ou service), il y aurait autant de prix que de clients. Le risque est alors celui d’une défiance des clients à l’encontre des entreprises qui se livreront à ce type de pratiques », d’autant plus que les critères utilisés par les algorithmes et leur fonctionnement restent opaques. Emmanuel Combe écrit : « Les rares études empiriques sur la perception des prix personnalisés montrent que ces pratiques restent peu acceptables par les clients ». Il évoque également les stratégies de contournement des internautes qui limitent, modifient ou falsifient les informations transmises et le règlement général sur la protection des données qui depuis 2018 renforce les obligations d’information et de consentement de la part des entreprises. Les prix personnalisés ne sont peut-être pas pour tout de suite. Pour l’heure, on leur préfère « des méthodes assez indirectes de différenciation, telles que les coupons de réduction ciblés ou une présentation personnalisée des résultats d’une recherche en ligne (price steering) ».
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