Va-t-on vers la disparition des affleurements rocheux (1) dans le haut Doubs et dans le Jura ? Cette crainte est exprimée depuis 2017 par une dizaine d’associations réunies en
collectif pour les paysages du massif jurassien (2). Selon elles, il y a même désormais urgence à protéger ces éléments typiques de certains paysages de moyenne montagne.
« Ils font partie des prés-bois, eux aussi menacés. C’est le patrimoine naturel de la région ».
Principaux accusés, les agriculteurs qui utilisent des engins mécaniques dénommés « casse-cailloux » capables de concasser et de réduire en poussière - ou presque - les affleurements. D’après le collectif, cette pratique, à ne pas confondre avec l’épierrage (3), s’est intensifiée ces dernières années. Dans le Doubs, la situation a donné lieu à une discussion initiée par la préfecture fin 2019. Tout le monde s’est mis autour d’une table : Etat, associations environnementales, agriculteurs, scientifiques. Résultat : dans le département, il faut désormais faire une demande préalable de destruction d’éléments rocheux. Elle est soit accordée, soit accordée partiellement, soit refusée après visite de l’Office français de la biodiversité, sorte de police de l’environnement. Ce n’est pas suffisant selon le collectif, qui demande un moratoire
« pour faire cesser tout de suite les destructions ».
« Attention, tous les agriculteurs ne sont pas responsables. Mais certains d’entre eux poursuivent leur pratique sans demander d’autorisation » assure Guy Pourchet, l’un des membres du collectif. Au premier semestre 2020, une centaine de cas d'abus avaient été comptabilisés après signalement. Ils concernaient les destructions de haies et d’affleurements proches, mais comme les casse-cailloux ne sont pas condamnables légalement, leur cas est, isolément, plus compliqué à évaluer. D’après ses constats sur le terrain, le collectif est persuadé que la pratique est en hausse, mais la préfecture n’a pas d’éléments chiffrés pour le confirmer.
« Peut-être qu’auparavant cela se pratiquait à de plus petites échelles et cela se voyait moins avance Vanessa Grollemund, du service environnement de la DDT du Doubs.
Aujourd’hui, les agriculteurs ont des machines plus puissantes, c’est spectaculaire mais il n’y a aucun moyen de savoir de façon objective si les destructions augmentent ». Elle note que les discussions, les explications sur le terrain génèrent une prise de conscience.
« Je pense qu’il y avait une méconnaissance et que la sensibilisation a des effets. En cas de doute, les gens ont tendance à nous appeler ».
Agriculteurs sur la défensive
Les agriculteurs se sentent isolés et accusés alors qu’ils ne sont pas seuls responsables. Ils pointent du doigt d’autres aménagements comme les lotissements ou les équipements sportifs type pistes de ski, qui impliquent eux aussi la destruction d’affleurements.
« Mais, signale un technicien de l’OFB,
il ne me semble pas avoir exemple de non-respect de la réglementation dans les domaines des TP, des équipements sportifs, des routes, des lotissements… Dans ces cas-là, il y a étude préalable systématique ».
Dans le Jura, on n’en est pas encore au protocole établi dans le Doubs. Il n’existe pas de réglementation sauf dans la zone Natura 2000, mais Christophe Buchet, président de la FDSEA (4), se déclare «
prêt à discuter et à trouver un terrain d’entente, à condition que l’on écoute nos arguments. Je ne pense pas que le but de la plupart de nos agriculteurs soit d’intensifier la production ou de casser par plaisir. C’est d’abord pouvoir valoriser sa parcelle, continuer à travailler dessus sans casser son matériel. C’est notre outil de travail, on n’a pas non plus envie de le détruire ! ».
En ce qui concerne l’intensification, tout le monde n’est pas d’accord, du moins pour le Doubs. En zone AOP Comté (5), l’augmentation de la taille de certaines exploitations, la hausse de la production sont même les principales causes de pollution des eaux selon
une étude récente du laboratoire de chrono-environnement de l’Université de Franche-Comté (6) :
«Les excès d'azote dans les milieux aquatiques et l'accroissement des teneurs en bicarbonates sont la conséquence de l'intensification des pratiques agricoles. Les contaminations multiples par des produits phytosanitaires, des biocides et les substances actives issues des médicaments vétérinaires sont elles aussi en partie liées à l'intensification de l'agriculture». Quant au passage du casse-cailloux, il permet de rendre le terrain plus praticable mais aussi d’accroître les prairies de fauchage.
En porte-parole de la profession, Christophe Buchet conteste le mot destruction.
« Je préfère parler d’aménagement. Dans certains endroits du Jura, si on n’intervient pas, le paysage se referme, c’est l’enfrichement. Si on ne peut pas entretenir un champ, on l’abandonne. Je ne sais pas si la biodiversité y gagne ».
Protection des espèces végétales et animales
« Façonner la nature n’est pas nouveau dit un autre agriculteur.
Il faut accepter que les choses changent ». Les prés-bois, par exemple sont dus à l’intervention humaine. S’il ne s’agissait que de paysage, le problème des affleurements rocheux ne serait qu’une question de subjectivité. Mais ils constituent également un milieu spécifique, habitat privilégié d’espèces dont certaines en voie d’extinction.
« Les détruire engendre également une banalisation, une uniformisation de la flore » estime le collectif. La protection des espèces est l'un des critères majeurs des autorités lorsqu'elles accordent ou non une autorisation de destruction. Une question se pose : et si en bout de course, cela contribuait à uniformiser le goût du Comté ? Pour l’instant, personne ne peut répondre.
Pour les agriculteurs, produire doit faire partie de l’équation. Le problème des affleurements ne serait qu’un élément de plus à verser au compte d’un « agribashing » ambiant et de l’idée que les écologistes ont le vent en poupe. Christophe Buchet étend le questionnement.
« Il faut nous dire quelle agriculture on veut pour demain. Comment doit-on faire si on ne nous donne pas les moyens de faire correctement notre travail ? A un moment donné, on a besoin de terrains pour continuer à produire en quantité et qualité. Pour revenir sur les affleurements, il faut rappeler qu’il y a une quinzaine d’années, c’est l’administration qui finançait le passage des casse-cailloux. Ça ne posait de souci à personne ».
Transformation du sol
Mais les choses changent, comme le résume Eric Lucot, enseignant-chercheur en pédologie à l’Université de Franche-Comté :
« Auparavant, ça n’avait pas l’ampleur que ça prend actuellement. Et la méthode ancestrale de retirer les cailloux n’a pas les mêmes conséquences que la transformation biochimique du sol induite par le concassage d’éléments calcaires ». Il est l’auteur d’
une étude sur les sols à affleurements rocheux datée de février 2018. Elle conclut à une transformation des sols après la destruction des affleurements :
« sols très caillouteux, au ph devenu basique à cause du calcium libéré, destruction de la végétation et perturbation des organismes du sol ».
Parmi les conséquences dans les mois qui suivent, il note une libération importante des nitrates suite à la destruction de la végétation, une forte augmentation de la quantité de calcium, une réserve en eau faible à très faible avec une répartition volumique modifiée. En résumé, il évoque
« des modifications physiques et chimiques irréversibles, un potentiel agronomique qui reste faible, voire dégradé et des risques de transferts en profondeur (nitrates...) en cas d'épandage de fertilisants ou d'un nombre trop élevé d'animaux en pâture ». Le broyage des affleurements va dans le sens d'une uniformisation,
« dans le sens de simplification de la végétation, de recul des epèces ». Ce n'est pas la seule modification de l'environnement :
« les transferts d'azote dans les rivières correspondent aux zones de labour et de broyage. Par ailleurs, la valeur agronomique induite par les broyages est très réduite. A la base, l'un des problèmes est que les agriculteurs ne sont pas formés et sensibilisés aux sols. Ils n'ont donc pas trop conscience des conséquences ».
Le contexte a lui aussi changé :
« si l’on était par exemple au début du XXe siècle sans l’évolution du paysage et le réchauffement que l’on connaît actuellement, il n’y aurait pas les mêmes enjeux. Mais là, ils se trouve que l’on touche à des milieux encore pas trop transformés, avec des écosystèmes naturels qui ne subissent pas trop de pression. Ces milieux sont de plus en plus rares. Les protéger va au-delà du goût du Comté ».
Stéphane Paris
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