avril 2019

«L’immigration est partie prenante des identités locales»

Dans le cadre des "Fabriques citoyennes", des collégiens et lycéens de la région ont réalisé des courts métrages sur l’immigration dans un format imaginé par Pascal Blanchard, historien spécialiste de la question et des enjeux postcoloniaux.
Photo Laurent Cheviet

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Quel est l’intérêt d’un tel projet pour les élèves qui y prennent part ?
En s’emparant de sujets aussi essentiels que ceux de la diversité et du bien-vivre ensemble, ces jeunes participent à la construction d’un nouveau regard sur la société française. Ils appréhendent, à travers un prisme positif, des situations auxquelles ils, ou leurs camarades, peuvent être confrontés. Mieux connaître l’histoire des migrants qui vivent sur un territoire, c’est contribuer à mieux favoriser l’intégration, c’est découvrir une histoire partagée. En étant pleinement impliqués dans la conception et la réalisation de films courts, ils apprennent à construire un récit. Ils visualisent concrètement le résultat de leur travail, dont ils peuvent être fiers. Et puis, leurs projets seront évalués par un jury de personnalités prestigieuses, parrainé par Lilian Thuram dont la fondation Éducation contre le racisme est partenaire de l’opération.

Quel est votre rôle auprès d’eux ?
J’apporte mon expertise scientifique et mon regard sur leurs productions et récits, avec toute l’équipe du groupe de recherche Achac. Je les conseille également sur l’aspect formel des vidéos, celles-ci prenant pour modèle les séries Artistes de France, Champions de France et Frères d’armes, que j’ai co-réalisées et qui ont été diffusées avec succès sur France Télévisions.

D’après vous, parle-t-on assez de l’histoire de la colonisation et de l’immigration dans les programmes scolaires ?
Je pense que la question n’est pas de savoir si l’on en parle assez mais comment on en parle. Les questions littéraires, économiques, culturelles, sociales, politiques ; les notions d’héritages, de métissages, de post-colonialisme ou d’études comparées ne sont pas encore suffisamment enseignées en France. Le but est donc de construire une histoire plus globale où l’histoire des immigrations, l’histoire de la colonisation, comme l’histoire des femmes ou du monde ouvrier, auraient toute leur place.

Qu’est-ce qui ressort, lorsque vous interrogez des adolescents sur leur identité ?
Beaucoup d’interrogations, et en même temps cette génération est aussi plus ouverte à l’autre, car ils ont grandi ensemble.

Que diriez-vous de la population de Bourgogne-Franche-Comté, en termes de diversité, d’origine ?
La relation entre la Bourgogne-Franche-Comté et les espaces ultramarins commence lorsqu’en 1789, les villageois de Champagney (Haute-Saône) et de Toulon-sur-Arroux (Saône-et-Loire) réclament dans leurs cahiers de doléances l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Elle se poursuit par l’incarcération, en 1802, au fort de Joux (Doubs), et la mort, l’année suivante, de Toussaint Louverture. Cela amorça le processus d’indépendance d’Haïti. Des troupes venues des colonies sont également présentes dans la région lors de la guerre de 1870. Dans ce dernier tiers du XIXe siècle, l’apport de main-d’œuvre étrangère à caractère essentiellement frontalier s’intensifie, nourri par un flux en provenance de Suisse, ancré sur la longue durée, et stimulé par les conséquences de la perte de l’Alsace-Lorraine. À l’orée du XXe siècle, les ailleurs et les influences migratoires et coloniales ont donc déjà fait de la région un espace de croisement et d’ouverture au monde. En 1896, le docteur Philippe Grenier, élu de Pontarlier (Doubs), devient symboliquement le premier député musulman de l’Assemblée nationale. Dès la Grande Guerre, des ouvriers coloniaux et chinois arrivent en Bourgogne-Franche-Comté, et certains y demeurent après l’Armistice. Le véritable essor des migrations de travail en provenance des Suds se produit après 1945 pour répondre aux besoins de main-d’œuvre des Trente Glorieuses, alors même que l’on constate parallèlement l’arrivée d’étudiants et de rapatriés en lien avec les espaces coloniaux. Le flux de travailleurs non-européens se diversifie et l’immigration en provenance d’Algérie se renforce, à partir de la fin des années 1960, alors que de nouvelles immigrations se développent avec le recrutement effectué au Maroc ou en Turquie. Ces hommes seuls sont bientôt rejoints par leurs femmes et enfants, à la suite de la suspension en 1974 de l’immigration de travail et de l’accélération du regroupement familial. Pour les entreprises et les pouvoirs publics, loger célibataires et familles constitue un défi qu’ils auront du mal à relever. À partir des années 1980, les jeunes issus de l’immigration postcoloniale tentent de se faire entendre dans l’espace public et le tissu associatif se densifie. L’arrivée, dès la décennie précédente, de réfugiés ou de demandeurs d’asile venus du Sud-Est asiatique ou d’Afrique élargit le paysage migratoire, alors que les Chibanis se retrouvent, souvent seuls, dans les foyers après une vie de labeur.

Cette histoire a-t-elle des résonances aujourd’hui ?
Le chômage, les discriminations et la ségrégation scolaire et urbaine touchent très souvent les populations issues de l’immigration extra-européenne. Ce sont des enjeux contemporains fondamentaux auxquels la société doit désormais se confronter, alors que les immigrations européennes se fondent dans le paysage associatif, culturel et de la représentation politique. Si cette histoire a encore trop souvent du mal à faire mémoire localement - ce programme devrait pouvoir faire changer un peu ce regard -, elle se diffuse néanmoins au cours des années 2000 à travers un processus de patrimonialisation diffus et s’affirme dans la vie culturelle régionale. En 2014, la Bourgogne-Franche-Comté compte 165 000 immigrés, soit 6,2 % de la population régionale. Une composante désormais partie prenante des identités locales. C’est cela que nous souhaitons pouvoir raconter en 2019 auprès d’un large public.

Recueilli par Chloé Marriault
Groupe de recherche Achac
achac.com

Fabriques citoyennes BFC

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