Il vient souvent en Franche-Comté, ce petit homme fluet qui ne paie pas de mine. Il y a quelques racines : sa mère naquit à Champagnole, son père à Besançon. Lui-même fréquenta un temps le lycée de Gray avant de devenir mathématicien, économiste, ingénieur puis, c'est toujours le cas, directeur du département de génétique à l'Ined, l'Institut national des études démographiques.
Les universitaires et les pédagogues se l'arrachent. Les enfants aussi. Car il sait faire simple, une vertu plutôt rare à l'heure où tout le monde s'écoute jargonner... A chaque fois, ses conférences font le plein. On vient l'écouter comme on boirait les paroles d'un sage. D'autres que lui seraient devenus des «gourous» pour moins que cela !
On prend des notes, on redit ses bons mots aux amis qui n'ont pas pu venir. On l'épie à la sortie, on l'apostrophe, on la lui pose enfin entre quatre yeux, cette question brûlante qu'on n'a pas osé formuler tout à l'heure devant tout le monde. Parce qu'on a l'espoir indicible qu'il va enfin décrypter pour nous tous les mystères de la vie, le sens de l'existence et tutti quanti.
Mais de quoi parle-t-il au juste? Pas toujours de l'origine de l'univers ou du cheminement de l'intelligence humaine, thèmes favoris de ses livres-cultes. Mais de son dernier voyage.
«A Bombay où je me trouvais récemment, il y avait des montagnes d'ordures à deux pas de l'hôtel de luxe où l'on m'avait invité. Devant tous ces détritus, des enfants faisaient la manche. J'ai donné la pièce à l'un d'eux, et j'ai été aussitôt cerné par toute une ribambelle. Le lendemain, j'ai décidé de ne pas recommencer. En fait. j'ai décidé d'être un salaud parce que je ne me sentais pas la force d'être Mère Teresa.»
De quoi parle-t-il ? Mais de l'état du monde, et du monde dans tous ses états.
«Il y a deux cauchemars simples qui guettent l'avenir de l'espèce humaine, de loin la plus dangereuse de toutes celles que l'on peut rencontrer sur cette planète... Le premier, c'est en quelque sorte l'option zéro homme. Sa disparition totale. Celle qui a fait dire ces mots sublimes à Einstein : s'il y avait un jour un conflit nucléaire, il n'y aurait plus per-sonne pour écouter Mozart ! Le second, c'est l'option zéro liberté. Quelques princes, beaucoup de flics et beaucoup d'esclaves. Les puissants donnent au bon peuple sa ration de roue de la fortune, de tirage du loto, sa part de rêve. C'est le spectacle auquel on assiste aujourd'hui. Au fond, on nous dit: vous n'êtes pas malheureux. Vous avez à manger et vous pouvez aller au cirque. La paix sociale, quand elle résulte comme cela d'une démission générale, je n'aime pas ça du tout !»
De quoi parle-t-il ? Mais de son dégoût des fous du stade et des nouveaux gladiateurs.
«Etymologiquement, le mot sport signifie : le bonheur d'avoir un corps. Mais où est le bonheur quand on assiste à Séoul à la grand messe du nationalisme, du fric et du dopage ? A l'image d'un Carl Lewis disputant le 100 mètres aux Jeux olympiques aux côtés de Ben Johnson, avec le résultat que l'on sait, je préfère celle, vue aussi à la télé, de ce même Carl Lewis courant aux côtés d'un handicapé... »
«Je rêve d'un match de football où, à chaque fois qu'un joueur marque un but, il passe dans l'équipe adverse ! Ne resterait alors que la beauté du spectacle, et non plus cet esprit de compétition qui pourrit tout.»
«Regardez le Paris-Dakar. C'est une aventure merveilleuse, à condition de prendre son temps, de regarder autour de soi. De faire comme ce vieux sage de Théodore Monod qui traverse le désert à pied !»
« Le langage sportif est d'ailleurs truffé d'erreurs. Ainsi, on parle de rugby à 15. Mais c'est une ineptie ! Car pour jouer au rugby, il faut être 30 ! Il faut deux équipes sur le terrain, sinon le jeu est impossible...»
De quoi parle-t-il? Mais du racisme.
«Il est la marque du manque de confiance en soi. De la peur de l'autre parce qu'il est différent. On préfère l'éliminer ou le renvoyer chez lui, c'est plus commode. C'est absurde, car si les différences raciales existent, elles sont assez relatives. Je ne ressemble pas vraiment à un Sénégalais, mais je ne suis pas fait non plus comme un Jurassien. Et même mon frère ne me ressemble pas. Je suis un exemplaire unique et nous le sommes tous...»
De quoi parle-t-il? Mais de l'Est et de ses nouveautés.
«La preuve est ainsi faite qu'on peut faire reculer des chars avec des bougies, que le pouvoir n'est pas toujours du côté de la force. Cela dit, il ne faut pas confondre idéal communiste et stalinisme. De même qu'il serait absurde de confondre christianisme et inquisition.»
Et de quoi parle-t-il encore? Mais de l'oubli.
«Un jour je donnais une conférence devant un public d'enseignants. Si je vous dis Marignan, leur ai-je demandé, que répondez-vous ? Et tous dans un bel élan : 1515 ! Bravo, ai-je ajouté. Mais savez-vous dans quel pays se situe ce lieu? Seuls quelques doigts se sont levés. Et quand j'ai demandé à qui les Français faisaient la guerre lors de cette célèbre bataille, un seul connaissait la solution. Il m'a d'ailleurs avoué que c'était parce qu'il avait assisté à une autre de mes conférences quinze jours plus tôt ! Pourtant, quand guerre il y a, c'est au moins aussi important de savoir contre qui on se bat que de retenir quand elle a eu lieu, non ?»
Et de quoi parle-t-il toujours? Mais des étoiles inaccessibles.
«La plus proche est à 4,3 milliards d'années-lumière. En prenant l'hypothèse la plus optimiste sur les progrès de la science, on mettra au moins 50 ans pour y parvenir. D'ailleurs, la principale leçon à retenir du premier voyage sur la lune en 1969, c'est que nous ne quitterons pas la terre. Il nous faut passer de la mentalité de nomades à celle d'assignés à résidence. Ce n'est pas dramatique, car on peut fort bien vivre sur cette planète, à la seule condition de veiller à ne plus épuiser ses ressources.»
Recueilli par Joël Mamet
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