C’est un long panneau de bois de 170 cm sur 383, entièrement sculpté de motifs iconographiques, exposé au premier étage du musée de l’art brut de Lausanne. Une oeuvre étonnante, qui l’est encore plus lorsqu’on connaît les conditions dans lesquelles elle a été élaborée.
L’auteur de ce travail s’appelle Clément Fraisse. Après avoir tenté d‘incendier sa maison familiale en enflammant des billets debanque, il a été interné à l'âge de 24 ans en hôpital psychiatrique. Là, une attitude protestataire violente lui valut d’être reclu deux ans (en 1930 et 1931) dans une cellule aux murs lambrissés de bois brut. C’est le mur de cette cellule qu'il a sculpté en utilisant un manche de cuillère brisé ou, quand on lui con?squait, l’anse d’un pot de chambre. Le résultat est l’une des 25000 pièces de la collection du musée lausannois, dont 800 environ sont visibles par le public.
Le musée est intemationalement reconnu mais il est inutile de chercher dans un dictionnaire le nom de Clément Fraisse ou des autres artistes représentés, presqu'aucun n’a de renommée. Pas de Velasquez, Delacroix, Renoir ni même Van
Gogh à voir. Malgré tout, un étonnement de tous les instants. Qui tient à l'originalité, l'étrangeté et l’esthétique des oeuvres présentées.
Et aussi aux biographies de leurs auteurs et aux questions qu'elles ne manquent pas de susciter sur l’art, le processus créatif, la reconnaissance of?cielle. Dans le musée, chaque tableau et chaque sculpture sont accompagnés d’une notice à propos de l’auteur. Beaucoup feront réviser leurs clichés à ceux qui pensent que James Dean était un rebelle. Marginaux, déviants, illuminés, autodidactes et inadaptés divers, tous ont en commun d’avoir connu des parcours très singuliers.
Si ces demiers ne sont pas connus, il n’en va pas de méme de l‘initiateur du musée : Jean Dubuffet s’est intéressé dès la fin de la guerre aux travaux de pensionnaires d’asiles et de marginaux de toute sorte à l’inventivité spontanée « hors de l’asphyxiante culture ».
C'est lui qui a inventé le terme d‘art brut et qui a théorisé ce qu’il avait intuitivement supposé, à savoir l’existence d’un art non officiel, inventif, indépendant, élaboré dans l’anonymat, non destiné à la galerie - parce que ses créateurs s’y refusent ou n’y pensent pas. Consacrant une grande partie de son temps à collecter de telles oeuvres, Jean Dubuffet a constitué le début d'un catalogue qui s’est ?nalement installé à Lausanne en 1976. Dubuffet est radical, à ce que laisse entendre un petit texte affiché à l'entrée du musée lausannois : « l’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».
En dehors de l’art
institutionnel
« Dubuffet s’est passionné à faire ça, il y a mis énergie, temps, argent et voyages raconte Michel Thévoz, actuel conservateur de la collection de l’Art brut et professeur d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne. Pour lui, c‘était une manière de compenser ses scrupules par rapport à ce qu’il ressentait comme compromissions de l’art reconnu ».
Les critères de sélection du musée sont en phase avec cet état d‘esprit. « Nous tenons compte de la situation des créateurs absolument en dehors de l’institution, de leur capacité à inventer de toute pièce un langage personnel, un système complexe qui ne doit rien à la tradition et à la mode et également du côté artistique de leurs oeuvres » indique Michel Thévoz.
Exigence
de ne pas être payé
Cette position plus ou moins consciemment en marge du système artistique officiel et de ses notions de production, commercialisation, reconnaissance publique va pour certains jusqu’au refus catégorique d’être exposé dans le musée. Anecdote significative, Michel Thévoz raconte dans un sourire le cas d'Eugenio Santoro : « cet immigré italien en Suisse a créé de grandes sculptures d’animaux dans son jardin. Je suis allé le voir pour l’exposer au musée et il s’est montré assez content. Mais quand je lui ai proposé de le payer 6000 F, il a blémi, indisposé. Il ne voulait pas entendre parler d‘argent et a exigé de me faire signer un papier stipulant que je ne lui verse jamais 6000 F ! ».
Un début d’explication à ce genre de comportement se trouve dans le livre L’Art brut de Lucienne Peiry : « chacun de ces créateurs travaille dans la solitude, le secret et l’anonymat, et remplit les pages d'un joumal intime. Le destinataire de l’oeuvre est absent de la pensée de l’artiste et, de même, l'aspiration à une reconnaissance sociale fait défaut ». Créateurs souvent par inadvertance, c'est d’abord pour eux-mêmes qu’ils réalisent leurs oeuvres. En ce moment, le visiteur est accueilli à l’entrée du musée par les oeuvres de Louise Fischer : des personnages sculptés à partir de pierres, de coquillages, de verre et autres matériaux de rebut assemblés à l'aide de ciment et d’argile. Mulhousienne née en 1861, décédée en 1987, Louise Fischer a été téléphoniste toute sa vie. En marge, elle a élaboré ces personnages qu’elIe installait dans son jardin et auxquels elle attribuait des pouvoirs magiques. La création est ici vécue comme occupation sans arrière-pensée de plaire. Plusieurs créateurs disent même travailler de façon médiumnique, à l’image de Madge Gill, une Anglaise qui s’est mis à dessiner, tricoter et écrire vers 1919 « guidée par une foroe invisible ». Elle oeuvrait beaucoup de nuit, en transe, protégée par un esprit qu’elle appelait "Myrninerest".
Ni art primitif, ni art naïf, l’art brut possède peu de lieux dévolus à sa cause - on le comprend dans la mesure où la mise en musée est d‘une manière ou d’une autre reconnaissance offcielle. En France, on peut citer la Fabuloserie à Dicy, le musée d'art moderne de Villeneuve d’Ascq ou le site de la création franche à Bègles. Se rendre à Lausanne est une occasion rare de découvrir des oeuvres originales et des auteurs à part.
Stéphane Paris
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