Il faut vraiment se lever tôt ou même ne pas se coucher du tout pour trouver un quelconque point commun entre Louis-Ferdinand Céline et Michael Cimino. C'est pourtant ce qu'ont réussi ceux qui ont donné pour titre français Voyage au bout de l'enfer à The Deer Hunter. Anecdotique, mais représentatif de l'incompréhension dont Michael Cimino est généralement victime. Incompréhension qui connaît sa phase la plus aigüe lorsque l'auteur, fort du succès unanime de The Deer Hunter en 1978, se lance dans ce projet sur la naissance de la société américaine nommé Heaven's Gate (La Porte du Paradis). Un vieux projet gigantesque qui prend rapidement des proportions financières catastrophiques durant le tournage. La sortie du film est pire : après deux projections presse, devant des critiques négatives, les producteurs le remontent et le ramènent d'une durée de 3 h 40 à 2 h 31. Peine perdue : le film est quand même retiré de l'affiche après une seule projection ! Il est devenu un tel gouffre que les Artistes Associés, fondés en 1919 par David Griffith (auteur de... Naissance d'une nation), Charles Chaplin, Douglas Fairbanks et Mary Pickford, déposent le bilan...
La version initiale de Cimino a été restaurée il y a quelques années et c'est elle que le festival Entrevues propose de revoir aujourd'hui, ainsi que l'ensemble de la filmographie de Michael Cimino. Avec La Porte du Paradis, ce dernier se livre moins à un dynamitage du western classique, alors déjà passablement concassé par les Penn, Peckinpah, Altman et autres, qu'à une relecture de l'histoire américaine. Une histoire construite selon lui sur la violence, pas seulement envers les autochtones mais aussi de lutte de classes et de communautés, Anglo-Saxons s'opposant aux nouveaux arrivants d'Europe de l'Est.
Pour évoquer ce temps de mise en place d'un rêve américain qui se devrait optimiste, il filme de la boue et du sang. Il propose la vision sacrilège d'une société bâtie sur l'adulation de l'arme à feu, dans laquelle chaque intérêt particulier a pour seul objectif de tirer profit personnel de sa construction, loin de tout idéal démocratique. Il fait d'une tuerie un passage emblématique de l'histoire américaine (le sujet du film est un épisode réel que Cimino transforme quelque peu) alors que le western classique inscrivait ses histoires de réglements de comptes et de hors-la-loi plutôt comme les accidents marginaux d'une vaste geste positive dirigée vers l'accomplissement du rêve américain.
Et surtout il filme cette naissance d'une nation dans une tonalité à dominante sépulcrale. Pour évoquer ce moment pionnier où les nouveaux arrivants sont censés construire un pays neuf dans la joie et la certitude, il met en scène trois personnages centraux ambigus, mélancoliques, en déphasage, indéterminés. Qui n'ont rien du héros traditionnel américain. C'est un autre reproche courant fait à Cimino : son manque d'explications quant aux actes et à la psychologie de ses personnages alors qu'un auteur est plutôt censé livrer une vision de l'humanité. La plupart du temps, il ne donne aucun éclairage sur leurs motivations et leurs relations pour le moins opaques, aidé en cela par trois acteurs exceptionnels : Kris Kristofferson et ses deux petits yeux de surmulot immobiles noyés dans un visage inexpressif, revenu de tout, Christopher Walken, un feu pâle habité d'on ne sait quel démon et Isabelle Huppert, parfaite à son habitude.
Cette dernière est un symbole du film. A l'époque inconnue aux Etats-Unis, elle est imposée par Cimino contre ses producteurs qui ne veulent pas en entendre parler. Mais le réalisateur, selon la légende amoureux de l'actrice française, fait de sa présence une condition sine qua non du film. Elle est maintenue mais la brouille entre Cimino et la production est consommée.
Pour ses personnages comme pour la progression dramatique du film, l'auteur laisse le spectateur se débrouiller avec d'immenses zones d'ombre, plus près des Frères Karamazov que de John Ford, et se laisse aller à un lyrisme n'hésitant pas à faire durer des scènes poétiques telle celle, célèbre, du patinage. La réception houleuse du film tient aussi à ces scènes incongrues dont le plus bel exemple est cet épilogue inexpliqué où l'on retrouve Kris Kristofferson sur un yacht au large des Etats-Unis.
Stéphane Paris
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