De l’importance des textes dans la musique. Quel que soit le genre, ils passent souvent au second plan, quand ils ne sont pas considéré comme accessoire obligé. Yenich, lui, est un musicien qui écrit.
«J’ai commencé le rap vers 14 ans. La musique me fait beaucoup de bien. Mais j’ai commencé à écrire avant, depuis tout petit. Jeune, c’était un exutoire. J’écrivais la nuit, ce que j’aimais, ce que je n’aimais pas. C’est un sport. On me l’enlève, je ne vis plus». "Rétro cassé" en est un résultat qualifié, à la poésie exprimée d’une voix grave. Du hip-hop à texte, sans compromis. Revendiqué comme tel, à travers "Coupe la FM", morceau qui s’en prend au rap
«médiatisé et cupide», galvaudé,
«aux punchlines vides».
Yenich est exigeant avec lui-même. Comme il préfère certains textes, tous ne sont pas imprimés dans le livret d’accompagnement. Ce dernier est même un recueil à part, car il contient aussi une déclaration d’intention et deux textes qui ne sont pas dans l’album, mais que Yenich a tenu à inclure ("le Vieil arbre" et "l’Ennemi").
Beauté du monde ?
«Le monde est beau… Tout dépend de la prise vue…». Lancé par ce texte en incipit, l’album porte une cohérence thématique symbolisée par le mot "Tiraillé", l’un des 15 titres. Tiraillé entre la mélancolie et l’apaisement, la douleur du monde et sa beauté. Yenich oppose
«la haine de ce siècle» à
«la beauté dans ces nuages», la tentation de
«profiter car rien n’est éternel» à l’amertume :
«la tolérance est partie, la violence gratuite, les envies basiques, basées sur un tas de fric». S’il déclare
«je ne hais point ce monde, non je l’aime», on sent que le dépit domine.
«Qu’est-ce qu’on a bâti à part des nations armées ? L’envie de faire un monde ensemble appartient au passé».
Les espérances sont déçues (
«j’aimerais que les gens soient bons») par une réalité tenace et des constats de misère sans issue (
«combien d’entre nous éprouvent vraiment du remord ?») : le monde n’est pas ce qu’il pourrait être.
Sur cette trame, il chante des douleurs intime, identitaire, universel. Il écrit en tant qu’individu, en tant que représentant des Yéniches, groupe ethnique nomade d’Europe et en tant qu’être humain, trois voix qui s’entrecroisent. Au premier plan, des confessions lyriques. Yenich dévoile les difficultés d’être, et d’être notamment en accord avec les valeurs dominantes :
«j’ai toujours voulu avoir plus que ce que l’on m’accorde», «j’ai toujours voulu être le seul maître à bord», «j’ai toujours su que je ne serais pas d’accord», «j’aimerais être un homme bon mais le jeu est hardcore». "Pas besoin", titre qui pourrait s’appeler le miroir aux alouettes, rejette certaines valeurs factices comme la gloire et l’argent.
Le poids
des apparences
Même sensibilité pour exprimer ses origines yéniches et les difficultés qui en découlent (
«Serait-ce la France qui me ferme la porte »). Elles traversent deux textes, "Apparences" et "le Cœur des anges", dans lesquels le dépit n’empêche pas la franchise :
«depuis toujours tu n’aimes pas ma race, sûrement la peur de l’inconnu, des caravanes, tu me vois comme un animal, un avatar»,
«tu nous appelais voleurs de poules, à la base, c’est vrai qu’on volait des trucs, l’osier ça ne rapportait pas gras». Résultat amer,
«les apparences sont trompeuses, tous les jours j’en porte le poids».
Rencontres
"Rétro cassé" est son premier album solo, mais si les textes sont très personnels, le résultat est celui d’un collectif. Dont la figure principale s’appelle San Cesco. C’est lui qui a mis les mots en musique.
Ils se sont rencontrés il y a 10 ans, en fréquentant le même milieu musical, dans lequel Yenich a formé le groupe "Frères d’Armes" avec Ghetto Mac. San Cesco a commencé par étudier le piano classique de 5 à 14 ans avant de découvrir d’autres styles et d’autres instruments, au fil de rencontres. La guitare comme les machines, le metal comme le hip-hop, domaine dans lequel il s’est mis à composer des instrumentaux.
«Avec le temps, on s’est mis à travailler tous les deux. Ca a coulé de source car on se retrouve dans ce que l’on fait l’un l’autre. Pour composer, c’est du ping-pong entre nous de l’idée de départ jusqu’à la dernière tournure du morceau, au moment du mix».
Electro et
tradition
Autour d’eux, pour cet album, se sont agrégés des artistes de divers univers, Caporal Poopa, DJ Menas, Claudio Ibarra, Rémi Ferbus, et bien d’autres connectés avant tout par les relations humaines. Et par le label
Mary J, justement créé pour fédérer ces énergies. Ils ont aussi travaillé avec Alban Sturaro, ingénieur du son parisien ou Daniel Constantin, un Suisse qui s’est chargé de la masterisation.
Il en résulte un album dont la base est hip-hop mais l’inspiration si variée qu’il s’échappe aussi du côté du reggae, de la chanson, du blues, du rock ou de l’electro. Et bien entendu du côté de sonorités traditionnelles des Yéniches. Tout cela sans que la cohérence de l’album s’en ressente. San Cesco a même placé des citations musicales de Gainsbourg. Risqué pour trouver un public entre ceux qui considèrent encore que le hip-hop n’est pas de la musique et les puristes du rap.
«On a eu des reproches de ce point de vue. Pour nous, peu importe ce qu’on écoute, ce qui compte c’est la qualité et la sincérité. On fait d’abord ce qu’on aime».
L’écoute de l’album leur donne raison. Sa réussite émane beaucoup de l’équilibre entre unité de ton (due aux textes et à la voix) et diversité. 15 titres, pas de temps faible, quelques perles et une ambiance musicale en adéquation avec les propos. "Toucher les étoiles" se lance sur des accords apaisés avant un flow revendicateur et des claviers mélancoliques qui introduisent également "Seul maître à bord". On a de l’accordéon hors du temps sur "le Coeur des anges", un rythme reggae sur "Fight to survive" et des sons electro, vintage sur "la Frek", bien barrés sur "Mary O", qui évoque un rêve vaporeux ou quelque autre expérience de réalité déformée et ralentie. Le meilleur exemple de cet alliage de tristesse et réalité, de sonorités anciennes et modernes, de styles d’horizons divers est peut-être "Bad feeling" placée sur des sommets de sensibilité par la voix de Caporal Poopa accompagnée de violons avant que Yenich se lance dans un flow implacable de colère rentrée précédant un solo de guitare électrique plaintif. Morceau superbe que les tenants des étiquettes risquent de ne pas apprécier.
L
Après avoir travaillé 2 ans sur le disque, Yenich espère tourner un peu mais la suite est déjà prévue : "Rétro cassé" est le chapitre 1 d’une série de plusieurs albums, symbolisé par la lettre L sur la tranche, première lettre d’un mot qui sera complété au fur et à mesure des parutions. Un mystère, comme celui du titre, que Yenich dévoile :
«C’est Caporal Poopa qui l’a trouvé. Il me connaît bien, rétro et cassé correspondent à deux aspects de ma personnalité».
Stéphane Paris
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